C'était il y a sept ans. Nous étions au ministère des Affaires Étrangères, avec mon associé Christian, nous présentions la première phase de notre évaluation sur la coopération entre la France et un pays pauvre, discret, immense et uranifère - le Niger.

Quand nous sommes sortis de la salle à la fin de la présentation, le bruit a circulé parmi nos interlocutrices et interlocuteurs du Ministère, et est arrivé jusqu'à nous : des avions ont percuté les tours du World Trade Center, à New York. Je ne connaissais pas le World Trade Center, mais je savais où se trouve New York.

Je me suis dit : oh là ! nouvelle, ou bruit pourri d'internet ? On est allé vers un poste informatique particulier, j'ai cru comprendre que c'était un fil de nouvelles interne du ministère - peut-être en fait le fil AFP ou Reuters (je ne savais pas à l'époque comment se présente un fil d'agence). Il y avait déjà des personnes devant l'écran. On a retrouvé cette information.

Si je me souviens bien, on parlait déjà de 4 avions.

Alors - que les familles des victimes me le pardonnent - j'ai réagi, je crois, en militaire. Je me suis dit quelque chose comme "Quelle opération !" Un énorme bombardement-suicide au coeur de la puissance ennemie. Une sorte de combinaison des attaques kamikaze japonaises, et atomiques américaines, de 1945. Une ultra-violence qui suppose, chez ses auteurs, la certitude d'être dans une guerre totale - au coeur d'un monde en paix, d'un territoire jamais attaqué depuis six générations.

Détourner 4 avions, c'était un remake de l'opération de Palestiniens au début des années 1970. Ce qui me conduit à supposer que les auteurs du nouveau détournement sont également des Palestiniens. C'est des territoires occupés de Palestine que partent les auteurs d'attentats-suicide. Un excellent reportage du Monde auprès des familles a montré leur détermination totale, leur certitude qu'il n'ont aucune autre voie pour vivre, que de se tuer ainsi en massacrant des personnes, des Israëliens, des adolescents, des passants, des touristes, des usagers du bus.

Les Palestiniens, mais comment auraient-ils pu monter une opération aussi complexe malgré les multiples infiltrations de services secrets dans leurs rangs ? Le Hamas, peut-être, serait suffisamment étanche ? Autour de moi, on dit "al Qaïda". J'entends sans doute ce nom pour la première fois. Je ne vois pas comment une organisation quasi-inconnue aurait pu réaliser une opération pareille. Une opération ultra-violente, sans comparaison, en cela, avec 1970 - à l'époque, les avions détournés étaient posés dans le désert et les passagers évacués. Aujourd'hui on extermine - aucun passager des avions ne peut espérer survivre.

Je suis rentré chez moi à Argenteuil, ma femme était devant le téléviseur, il y avait d'autres personnes à la maison, toutes devant l'écran. C'est alors que j'ai vu pour la première fois les images des avions percutant les tours. C'est sur cet écran que j'ai vu ensuite une tour, puis l'autre, s'écrouler.

J'ai été stupéfait. Plus rien à dire ni à penser.

Il y avait de plus en plus d'information - al Qaïda, les horaires et, je crois, les immatriculations des avions, des schémas de leurs trajectoires. De plus en plus d'image - l'avion qui, un instant avant l'impact, fait une dernière correction de trajectoire pour percuter en plein la paroi de verre - derrière laquelle, sans doute, des centaines de regards sidérés - le ciel vous tombe sur la tête - de fer de feu d'acier de sang -

Plus il y avait d'information (et de logiques : l'assassinat du commandant Massoud, le précédent attentat au World Trade Center…), plus je plongeais dans la sidération. On parlait, je crois, de 10000 à 50000 morts.

Il ne me restait qu'un sentiment de "rien ne sera plus comme avant". Le monde a enfoncé une porte blindée - et se retrouve dans un ailleurs qu'il n'avait jamais connu. Des ingénieurs et autres intellectuels d'un des pays les plus riches du monde - l'Arabie Saoudite - vivant la belle vie dans le pays au sommet du monde - un pays ouvert aux initiatives, acceptant toutes les opinions, en guerre avec personne - se transforment, ensemble, calmement, en bombes humaines pour tuer des milliers de leurs voisins, pour éjecter un morceau du monde, de l'humanité dans le néant.

Je suis resté quelques jours, dans mon petit bureau dans mon jardin, sans pouvoir travailler. Je lisais des réactions de partout, en particulier sur la liste de "temPS réels" à laquelle j'appartenais.

On a parlé de "terrorisme". Ça m'a mis un peu mal à l'aise - ce n'était pas la première impression que m'avaient faite ces attentats. J'y sentais plutôt un massacre pour massacrer, qu'un massacre pour terroriser. J'ai pondu ma première réponse, le 13 septembre.

On a parlé d' "hyper-terrorisme", ça m'a paru trop faible, trop dépourvu de contenu. J'ai écrit le dimanche 16 septembre un premier papier construit. Avec une nouvelle idée : "je vois pas mal d'exemples dans l'histoire où des actes autodestructeurs ponctuent la fin d'un conflit (non le début). Serait-ce une catégorie opératoire pour le 11-09, que de l'imaginer non comme le début d'une nouvelle guerre, mais comme un concentré (qu'on pourrait espérer final) des 54 dernières années de conflit entre les Alliés de 41-45 et le "monde arabo-musulman" (si cette expression a un sens). Après l'emploi de toute une série d'autres armes incluant le terrorisme non suicidaire, l'embargo pétrolier, la guérilla urbaine et rurale, les guerres classiques, etc. ... En 1917-19 comme en 1943-45, les Présidents américains ont souhaité, tout en écrasant l'adversaire, favoriser l'avènement d'équilibres plus durables que ceux qui avaient donné naissance aux conflits. La volonté de "vengeance" (?) de la France contre l'Allemagne en 1919-24, le pillage de l'Europe centrale par les Soviétiques en 45-49, ont contribué à contrecarrer cette vision américaine (?). Dans cette perspective, je souhaiterais que les dirigeants américains actuels soient animés d'une vision claire d'équilibres possibles au Proche et Moyen-Orient."

On a parlé de "guerre contre le terrorisme", c'était complètement flou. Pour combattre, il faut viser, pour viser, il faut savoir où est l'ennemi. Les auteurs des attentats… étaient morts. J'ai écrit, le même dimanche, "À quoi et à qui faire la guerre ?".

Ça m'a remis un peu d'aplomb et j'ai repris le travail.

Dans le cours ordinaire des jours, l'événement hyper-violent s'intègre comme un risque de plus, ce qui le projette du court terme vers le long terme, je l'écrivait le 27 septembre.

Quelques jours plus tard, alors que je devais décoller le lendemain pour le Niger, nous avons eu un enfant, et je suis resté en France. Avec une mission tout à fait vitale : accompagner l'enfant prématuré, pendant les mois de réanimation et de soins intensifs.

Peu à peu le 11 septembre m'apparaissait comme un défi à la démocratie. Plus exactement, la manifestation sanglante, crevant l'écran, de rapports de force verrouillés, de densités de haines et d'ignorances, de fermetures idéologiques, d'immenses réseaux d'échanges cachés au coeur d'un monde qui semblait de plus en plus démocratique, transparent, communicatif.

Dans mes vagues souvenirs de la théorie de la percolation, cela voulait dire que l'espace social a plus de dimensions qu'on ne le pensait, est plus profond, plus en mille-feuilles, que ne le laissaient croire les calculs weboptimistes, du type "vous êtes à 6 hyperliens de tout autre être humain", en vogue à l'époque. Et que, de cet espace social complexe, la démocratie est une couche fine et fragile.

Le 11 septembre 2002, j'ai voulu faire quelque chose pour marquer l'anniversaire, ce premier jour d'un nouveau monde. J'ai rassemblé tout ce que j'avais écrit sur ces sujets, sur un site personnel, "Démocratie sans frontières", l'ancêtre du blog "Démocratie sans frontière". J'y ai mis une sorte d'éditorial, écrit quelques jours plus tôt, titré "Pour un parti démocrate".

Et puis, le lendemain ou un peu après, je me suis rendu compte à quel point c'était vain - on ne peut bâtir la démocratie qu'à plusieurs - j'ai donc cherché quel parti existant avait les conceptions les plus proches, se rapprochait le plus de ce "parti démocrate" que j'espérais. Il n'a pas rassemblé assez de Français et d'Européens depuis, pas encore, mais j'y suis toujours et j'espère toujours.

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