35'55" hier matin, dans la petite ville voisine d'Ermont, terminus du RER C. Ça ne fait pas grand chose, 25ème de la course, pas la plus petite coupe ni même une pochette à CD ni un rouleau de PQ à rapporter fièrement à la maison, pas grand chose mais je suis super content.

Car voyez-vous, moins de 36' ça veut dire moins de 3'36" au kilo ; plus de 16 km/h 2/3 de moyenne ; un classement "régional 2".

C'est mon meilleur temps sur 10km, et quand j'avais fait 35'59", j'avais trois ans de moins.

Donc 35'55", je l'ai écrit sur facebook, sur mon blog-it express, je l'ai dit à ma femme, mes enfants, mes parents.

Bon, mais en parler ici ? Donner (si peu que ce soit !) l'impression de la ramener ? C'est surtout un blog politique, ici.

Alors parlons d'orientation. Parlons du malheur des enfants qui ne savent qu'échouer, qui sont orientés à force d'échecs. Hier soir, j'entendais au vol quelques mots de l'émission sur l'école sur "Capital". Quelque chose comme = "on m'a orienté, ça veut dire on m'a écarté, on m'a éliminé".

J'ai toujours été nul, archi nul, dernier de la classe ou dans les derniers. Malhabile, lent, faible, petit, hors du tempo et mal accordé avec le collectif.

C'est en CM2 que j'ai couru ma première course. Quand tout le monde a accéléré, je n'ai pas bougé, convaincu qu'il restait encore un tour.

C'est en 4ème que j'ai eu - je ne l'aurais pas appelée ainsi - une deuxième chance. 14ème sur quelques 200, le directeur en a tiré argument : apprendre le latin et le grec ne devait donc pas nuire à la réussite sportive. Connaissant mes notes d'EPS, j'ai grimacé.

Ma troisième et dernière chance a été le bac blanc. À l'époque, parmi les trois sports possibles, gymnastique, natation et athlétisme, il fallait en choisir deux. Le professeur d'EPS m'a orienté vers la gym : "en gym, n'importe qui peut avoir la moyenne". Je savais barboter ; j'ai donc pris natation et gym. Le mouvement à réaliser commençait, si mon souvenir est bon, par un saut de mains ; ce dont je me souviens très bien, c'est de m'être écrasé comme une serpillière, en guise de mouvement. Je ne pouvais pas revivre ça le jour du bac : j'ai pris athlé.

Un petit carnet bleu, qui se souvient de toutes mes performances depuis la 4ème, a oublié mon temps au 1000 mètres du bac - ça devait être entre 3'15" et 3'30". Assez pour arriver devant les autres, assez pour avoir une bonne note et 4 "points en plus", assez pour y croire et continuer.

Mon petit carnet bleu a noté, dans les cinq ans qui ont suivi, des dizaines et des dizaines de courses, du 400m aux 25km. Assez pour voyager de Brest à Berlin, assez pour être considéré … pas comme un sportif, certes, je n'ai jamais réussi à lancer un javelot et me suis sévèrement éraflé au saut à la perche … pas même comme un coureur qui a du potentiel - je cours tout raide, bassin bloqué et épaules en avant, en soufflant comme un phoque ou en crachant mes poumons … pour être considéré, enfin pour avoir l'impression d'être considéré autrement, que comme un petit Chose qui fait du latin et du grec.

Je raconterai une autre fois[1] pourquoi j'ai repris quinze ans plus tard, en 2003, comme tout le monde - le demi-fond est un sport pour quadras.

Depuis 5 ans, je me sens souvent bien à l'entraînement et je suis souvent déçu le jour de la course - raide, bloqué, fatigué.

Dimanche dernier, j'ai été sur les buttes du Parisis faire ma séance - je tournais un kilomètre-heure moins vite qu'en juillet. Pas de jus. Je n'ai pas couru de la semaine - trop de boulot. Même pas le footing dit "de surcomp" recommandé la veille de la course. Si ce n'était pas le club qui m'avait inscrit, je ne serais pas allé faire la course. Minimum syndical : je me suis levé trois bonnes heure avant, réchauffé du riz, préparé un double café à boire 20 minutes avant pour ne pas dormir les 4 premiers kilomètres. J'ai dit aux copains : "c'est pas le jour, je fais pas ma course, je me cale derrière quelqu'un et basta".

En fait, je me suis laissé décrocher après les 2 km, je l'ai regretté pendant les trois suivants, j'ai été "limite point de côté" à partir du km 6, et aux 7 1/2 j'ai senti tout s'en aller, le gros coup de fatigue - tant pis, on n'abandonne pas si près du but, finis à la godille. Garde les yeux sur les épaules du type qui est devant celui qui est devant toi (un peu loin, le type). Aux 9 km, en principe, tu accélères ? rien du tout. Juste sur le stade, un sprint pour éviter le ridicule d'être doublé sur la ligne.

35'55".

Tu cours, mais après quoi ? me demandait il y a longtemps un ami ancien coureur, et énarque.

Je sens bien que quelque part, le surdiplômé que je suis, celui qui a travaillé avec les plus grands, celui qui la ramène sur la politique mondiale à longueur de blogs, n'a pas encore pardonné au petit Chose qui s'écrasait au lieu de faire un saut de mains.

Moralité ? Le surdiplômé a son avis sur l'orientation. Ne nous contentons pas des "n'importe qui peut avoir la moyenne", des "il est grand temps de se ressaisir", encore moins des "il faudrait penser à ton orientation".

Donnons l'occasion à nos enfants de découvrir qu'ils peuvent RÉUSSIR.

Autre moralité ? Vous ayant dit ça, je reprends le carnet bleu et à la page "10000", je note ce que ma Timex Ironman (affreux matériel, mais indispensable) a gardé en mémoire : 6'38", 3'43", 37, 36 (17'36"), 33, 37, 50, 40, 36. 35'55".


Ce billet est un hommage à Veuve Tarquine dont les récits m'ont donné le courage de parler course pour la première fois en 5 ans ! Et la double moralité est un salut à Fabrice Fajeau, qui m'a fait découvrir Perrault.

Notes

[1] Voilà qui est fait.