Dans le billet précédent, je rappelais que ces dernières années le pouvoir a favorisé les riches, celui de Nicolas Sarkozy comme hier ceux de Tony Blair et George W. Bush. Et qu'il pourrait faire autrement. Mais… le fera-t-il ?

Si le souci d’égalité et de justice est répandu dans notre pays, la révérence envers les Grands l’est aussi. L’opinion tolère avec indulgence que Bernard Tapie se voie accorder 45 millions d’euros pour un « préjudice moral » au mieux infime[1].

Plus largement, une sorte de « libéralisme du haut » me semble très répandu dans l'opinion des Français : pourvu qu’on ait notre retraite, nos allocs, le train et le métro, il est dans la nature des choses que ceux d’en haut, les gens qu’on voit à la télé, soient dans un autre monde, Dallas, Dynasty, la Champion’s League. Leur or fait briller notre écran télé, donc nous enrichit un peu.

Il y a même de braves gens pour croire sincèrement que les très hauts revenus sont dans l’intérêt général ; qu’ils sont produits, non par l’intention du décideur politique[2], mais par le jeu normal de l’économie mondialisée. Dans cette perspective, un grand patron, ou une vedette du football, méritent d’être payés des dizaines de millions, puisqu’ils en font gagner autant à qui les emploie.

On pourrait contester cette assertion : font-ils vraiment tant gagner à qui les emploie ? Les calculs d’économistes montrent que c’est très incertain (PDF) – en fait, il est bien difficile de faire d’une seule personne la cause de tant de valeur créée. Michel Volle dit qu’au-dessus d’un certain niveau (de responsabilités, de visibilité), ce ne sont pas les talents qui sont rares, ce sont les talents révélés[3]. La denrée rare est la connaissance des capacités des gens, non les capacités elles-mêmes.

Pourtant, admettons ! Par exemple, la réussite d’Apple doit certainement beaucoup au seul Steve Jobs.

Seulement, Steve Jobs apporterait-il moins à Apple s’il était payé en centaines de milliers de dollars, au lieu de dizaines de millions ?

Serait-il moins travailleur, moins inspiré, moins exigeant ? Je vois mal en quoi. Steve Jobs le dit lui-même, sa rémunération n’est pas une question d’argent ;-)

En fait, si on paye ces personnalités si cher, c’est à cause de la concurrence, c’est la loi du marché : on les paye le prix que, sans doute, la concurrence serait prête à payer pour les racheter. C’est un raisonnement parfaitement sain de la part d’une entreprise, et cohérent. Une logique simple et imbattable, qui ridiculise à l’avance les chartes éthiques et autres auto-limitations proclamées.

Donc, aucun employeur ne peut tenir le raisonnement « mon trader vedette, mon footballeur star, mon dirigeant médiatique, travaillerait aussi bien s’il était payé cent fois moins ». Car il travaillerait aussi bien, certes, mais ailleurs.

C’est donc à la collectivité dans son ensemble, capable de délibération démocratique, de dire : « si l’employeur est prêt à prélever pour payer cette personne des dizaines de millions d’euros pris sur la valeur créée dans l’entreprise, nous, le peuple, ne sommes pas prêts à lui payer des dizaines de millions d’euros pris sur la valeur que nous avons créée ensemble ».

Et même : la collectivité a d’autant plus intérêt à dire cela, que la compétition entre employeurs pour quelques grands « talents révélés » peut être contraire à l’intérêt économique global : instabilité des équipes (comme on le voit en football), coups bas contraire à l’éthique des affaires, méfiance généralisée, manque d’implication de chacun auprès de son employeur actuel, sentiment d’injustice dans le reste des équipes et en particulier les autres « talents »… Voir ce que dit François Bayrou, p. 112, de l’absurde doctrine selon laquelle la concurrence entre établissements d’enseignement serait le moteur d’une éducation nationale équitable.

Il doit donc y avoir une différence entre les rémunérations que les employeurs sont prêts à payer, et celles que la collectivité démocratique est prête à payer.

Et cette différence, c’est l’impôt.

Le problème, c’est que l’impôt national fait fuir, peu ou prou, les hauts revenus[4]. C’est la célèbre « fuite des cerveaux », ou notre fameuse « équipe de France de football des expatriés ». C’est pourquoi la collectivité démocratique dont je parlais doit vivre à une échelle plus large, celle des communautés professionnelles dans lesquelles une personne est susceptible d’exercer ses talents. C’est là l’échelle de la régulation, celle qui permet à la diversité des talents de bénéficier des talents révélés.

Idée typiquement franco-communiste ? C’est pourtant le principe adopté par la ligue de basket nord-américaine, la NBA. Et de tant d’autres structures professionnelles.

La sphère des affaires est parvenue à échapper, jusqu’à maintenant, à cette régulation démocratique des revenus. En partie grâce à des justifications qui, aussi aberrantes soient-elles, sont passées dans l’esprit du public[5]. En partie grâce à sa maîtrise des médias. Et voilà comment, me semble-t-il, les métiers de la finance ont été coulés, et l’économie réelle sérieusement freinée.

Un autre capitalisme est possible, mais pour exister, il a besoin d’une démocratie sans frontière.

Notes

[1] Et, après avoir prétendu se retrouver dans l’affaire avec en poche bien peu de chose, moins de 10% des indemnités accordées,… le voilà qui se lance à l’assaut du Club Med ! Champion !

[2] Ou, puisque c'est aussi le cas, accessoirement par le décideur politique.

[3] Du moins, je crois qu'il l'a dit ! Je ne retrouve pas sur son site le texte que j'ai en tête.

[4] Je suis redevable pour tout ce billet, comme le premier des trois, aux travaux récents de Thomas Piketty. Voir par exemple la citation de ses travaux et mon commentaire sur meilcour.fr

[5] Cf. aussi le billet n°2