À peu près tout ce que la musique est en moi, romantique sans oreille, vagabond intérieur, y a été placé par Graeme Allwright.

Sa route est achevée. Lumière.

Quand les ondes sur l’étang
Réveillées par le vent
Semblent bouger dans ton cœur
Tu ne crois pas tes yeux
En regardant le jeu
De la lumière qui danse sur une fleur
N’essaie pas mon amour de le saisir
Mais garde toujours le souvenir.

Graeme devait aimer cette chanson méconnue : il l’a ensuite traduite en anglais (avec quelques autres) : Don’t you forget it.

Il avait les mots et les sons pour l’ado perturbé que j’étais.

Johnny.

Joue, joue, joue.

et tout Cohen :

Avalanche.

Les soeurs de la miséricorde.

L’étranger.

Lover lover lover.

Avant l’adolescence, j’avais appris les chansons de colo, de veillées — Jolie bouteille, Les retrouvailles, Petites boîtes… avec leur angoisse, leur dérision derrière le tempo de guitare.

Puis vu et écouté, parmi les quelques disques de la maison, “Le jour de clarté”, son idéalisme un peu creux, qui marche sur son lacet de chaussure :

On peut chanter tous les poèmes des sages
Et on peut parler de l’humilité
Mais il faut s’unir pour abolir injustice et pauvreté

Vers mes 16-17 ans, je connaissais par coeur une bonne partie de son répertoire. J’affichais les textes recopiés sur mes murs (des copains mettaient des posters de Hana Mandlikova, ou d’autres…) :

J’ai vu se briser tant de vagues sur la plage
Et j’ai chassé les ombres des nuages

On dit que ses traductions ont fait “découvrir Cohen” à beaucoup de Français. C’est sûrement vrai. Mais elles sonnaient tellement juste que je ne ressentais même pas l’envie d’écouter les chansons originales.

Sur un plateau d’argent
Elle te sert du thé au jasmin

(Suzanne)

Allwright n’était plus à la mode. 1984 : je suis allé l’écouter à Bobino. Salle à moitié vide. L’artiste en nez rouge et chaussures de clown, pas drôle.<mode excuse> Je me disais que bien des “nouvelles chansons” ne sortiraient jamais en album</excuse>, j’ai fait un enregistrement pirate, façon “Diva”, mais sur un magnéto pourri.

Les chevaliers de l’ennui (ennuyeux).

P’tite fleur fanée, bon…

Quelques poèmes de Maurice Cocagnac chantés presque sans musique… dont, saisissant :

Au cœur de l’arbre y a le bois
Au cœur du bois y a la planche
Et de deux planches on fait la croix
Qui tient Dieu dans ses branches

Quand Cohen sort “Dance me to the end of love”, Allwright traduit aussitôt et sort en 45 tours “Danse-moi vers la fin d’l’amour”. Je trouve le texte rugueux, approximatif, ça ressemble à une commande de maison de disques.

On doit être toujours en 1984, ou 85.

On m’offre, ou je m’achète, ses nouveaux disques autoproduits, “Lumière”, “Tant de joies” avec le Glenn Ferris Quartet. Je n’accroche pas plus que ça.

“L’homme donnait des noms aux animaux, quand tout commençait”, l’original sonnait mieux, avec plus d’altitude.

Je n’ai pas souvent emmené ma femme au concert (cela reste à faire) mais celui des 70 ans de Graeme à l’Olympia, il fallait.

C’était magnifique, chaleureux, et top niveau.

L’interprétation de L’Étranger avec Erick Manana m’a trop marqué : mon souvenir diffère des vidéos youTube. Dans mon souvenir : à la fois plein d’altitude et speed, roulant et angoissé. L’essence du “Stranger song”.

La salle bourrée, bien sûr, le public amical, souriant, à la fois un peu idolâtre et un peu paternel, comme avec un Salif Keita (“Salifou, Salifou…”).

Ce sont les deux artistes que j’ai été écouter trois fois (deux étrangers de Paris, tiens) ; Allwright une troisième fois à Colombes, vers 2000$$en 2001, merci pour la précision d’une commentatrice sur Facebook).

Oui, le benêt au premier rang qui chante faux en même temps que l’artiste et en se plantant.

Très beau concert (à part ça :-) ).

Entre temps, avec le grand retour de Leonard Cohen, je découvrais les versions originales. Une langue si simple, allant tellement à l’essentiel, que j’avais l’impression de comprendre (contrairement à Bob Dylan), même quand le sens restait mystérieux[1].

Même nul en musique, je pouvais m’essayer sur le texte.

Mon hommage à Graeme Allwright a été (et reste) une tentative de traduire “I’m your man”. Il subsiste quelque part une vidéo de mon interprétation hors de rythme (non, non, n’insistez pas). Le texte est ici.

À cette occasion, j’ai regardé les traductions de plus près. Chaque mot est juste ou ajusté. Dans “Suzanne”, le jasmin ajouté, les oranges enlevées, qui d’ailleurs étaient des mandarines.

Et pensé pour le public : Allwright a allégé les références bibliques de “L’Étranger”.

Et pensé par lui-même, nuancé pour lui-même. “Demain sera bien”, par rapport à “Tonight will be fine”, est plus lumineux et moins coquin, a sunday kind of love.

Il y a moins de deux ans est enfin sortie la première bio de Graeme Allwright, par Jacques Vassal,

après une très belle série d’interviews sur France Culture : “La vie de Graeme Allwright est faite de départs. …”

C’est seulement alors que j’ai commencé à comprendre le clown angoissé de Bobino et son autodérision ; le ratage répété d’une carrière aussi chaotique que sa vie de famille ; Christophe mis au volant à 13 ans sur la route de Prague. Bref, la bipolarité version dure.

Allwright a sans doute, comme Cohen, accompagné et soigné beaucoup de monde, dont l’ado perturbé que j’étais, mais à quel prix. C’est Cabrel qui sait :

Viens, change de docteur, viens, j’en connais un meilleur
Il arrache sa vie et te soigne avec ça

Et la voix s’en est allée, assez tard, et la mémoire.

Il n’est resté aux fans que d’attendre la fin.

Où d’un coup l’homme rajeunit et entre dans son éternité.

J’oubliais. Apple Music m’a permis de découvrir, en quatre heures de route l’an dernier, des chansons qui m’avaient échappé. J’en ai fait une playlist “Graeme Allwright Découvertes” :

Quand je meurs, alléluia, tout à l’heure
J’ m’envolerai, volerai

Note

[1] Marianne Faithfull l’a mieux dit quelque part.