François Bayrou s’attaque une nouvelle fois, dans « Abus de pouvoir », à un « modèle inégalitaire » qui lui semble régner, dans la France sarkozyste comme dans l’Amérique de W.

Déjà dans son essai d’août 2007 sur le projet démocrate, il présentait ce projet comme celui de la « justice croissante », contre un modèle régnant qui serait celui « des inégalités croissantes ».

François Bayrou lui-même dit la réserve que cette vision du sarkozysme avait suscité jusque dans son entourage (p. 87). Sur la toile démocrate, la notion de « modèle des inégalités croissantes » n’avait pas fait un tabac non plus.

Si on essayait de creuser ? Essayons de découper la thèse en tranches.

  1. Les inégalités sont croissantes.
  2. C’est parce que des pouvoirs en place les font croître.
  3. Ils le font sciemment.
  4. Ils le font parce qu’ils y voient une condition du développement économique.
  5. Ils ont tort : une meilleure stratégie est possible.

Je vous propose donc trois billets :

  • Les inégalités augmentent, et les hauts revenus s’envolent
  • Les inégalités ont été activement promues par la « pensée unique »
  • C’est à la collectivité démocratique de réguler, par l’impôt, les hauts revenus

1- Les inégalités augmentent, et les hauts revenus s’envolent

Il y a eu sur internet, depuis deux-trois ans, un sérieux débat autour des inégalités.

  • Augmentent-elles, ou non ?

Et en particulier :

  • Les pauvres sont-ils de plus en plus pauvres, ou non ?
  • Les riches sont-ils de plus en plus riches, ou non ?

Car si l’égalité est au singulier, les inégalités sont généralement évoquées au pluriel. Ça me gêne un peu. Le pluriel fait abstrait. Il ne parle pas de ma vie à moi, ni de la vôtre je pense. C’est comme « les libertés », ce machin pour droit-de-l’hommistes… alors que « ma liberté », j’y tiens. D’ailleurs, d’un coup de google, j’ai vérifié que sur ce blog, si c’est moi qui écris, je préfère parler de « l’inégalité », mais quand je cite d’autres auteurs, là viennent « les inégalités ».

Peut-on résumer en un chiffre « les inégalités (de revenu) » ? Oui, mais il y a beaucoup de résumés possibles ! (PDF)

Le plus simple me semble être le « ratio interdéciles » : sur 10 000 Français pris au hasard, on regarde la moyenne des 1 000 mieux payés et la moyenne des 1 000 moins bien payés : le niveau de vue des premiers est égal à « combien de fois » celui des derniers.

On lit souvent que ce ratio est stable. Aussi chez François Bayrou, qui l’estime à 5, page 102. La France est et reste, dit-on alors, l'un des pays les plus égalitaires.

Généralement, les sources citées sont des études sur longue période. En fait, dans les années récentes, disons depuis 2002, c’est l’inverse : le ratio interdéciles augmente. « L’inégalité » progresse en France. Mais modérément. De 5,58 (2002) à 5,69 (2005). Puis en 2005, l'INSEE change de mode de calcul (le nouveau est plus adéquat amha), on trouve 6,62, et le ratio augmente encore en 2006 à 6,75.

L’inégalité progresse, oui, mais pas beaucoup, et c’est un chiffre très abstrait ! Alors, qu'est-ce qui se passe en vrai ?

Est-ce que les pauvres s’appauvrissent ? Ce débat sur la pauvreté, j’y ai pris un peu part, pas toujours brillamment (par exemple en 2007). Je n’ai rien de nouveau à en dire, désolé.

Est-ce que les riches s’enrichissent ? C’est là-dessus que j'ai lu du nouveau. Les chiffres qu’on chercherait en vain dans « Abus de pouvoir » sont dans le livre d’Emmanuel Todd « Après la démocratie », pp. 176-180. Extraits.

Thomas « Piketty a eu l’idée d’utiliser directement les données fiscales. Quoi de plus sûr, malgré la fraude, … pour savoir ce que les gens gagnent réellement, tous types de revenus combinés ? Le travail de Piketty (publié en 2001) démontre que (les inégalités de revenus sont constamment faibles) en France de 1945 jusqu’en 1998, au contraire de ce qui se passait dans le monde anglo-saxon où les inégalités ont remonté des les années 1980 … Mais lorsque (en juin 2007) Camille Landais a repris la méthode (sur les) années 1998-2006, il a dû constater que la France était en train de s’aligner sur le monde anglo-saxon. … À l’origine de ce phénomène : un élargissement de l’éventail des salaires, combiné avec une montée des revenus du patrimoine.

Le revenu médian (celui du 5 000ème le plus riche parmi 10 000 Français) a augmenté de 4,3% entre 1998 et 2006. » Mais chez les plus aisés, voici le taux d’évolution :

  • Pour le top 1 000 (le premier décile) : +8,7%
  • Pour le top 500 : +11,3%
  • Pour le top 100 : +19,4%
  • Pour le top 10 : +32,0%
  • Pour le top 1 (soit environ 6 000 Français, 2 000 ménages) : +42,6%.

Et Emmanuel Todd précise : il s’agit du revenu avant impôts, alors que les baisses d’impôts ont encore amplifié cette accumulation des revenus sur un tout petit groupe de super-riches. Perspective :

« L’accroissement des inégalités de revenus au sein (même) du groupe … des 1% les plus privilégiés aide peut-être à comprendre pourquoi nos classes dirigeantes sont devenues des classes dérivantes, sans homogénéité, sans conscience de groupe et sans projet ».

Ce en quoi Emmanuel Todd est en désaccord avec François Bayrou, selon qui il y a bien là un projet politique : une doctrine « des inégalités croissantes », et l'application de cette doctrine.

C’est l’objet du prochain billet !